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Le mot guer[1], au sens général du terme, désigne toute personne vivant dans un pays qui n'est pas le sien. Dans le Judaïsme, un guer est un non juif qui adhère à la religion d'Israël et s'intègre au peuple juif.
1. Les guérim à l'époque du Premier Temple.
Dans la Bible, le mot guérim désigne une partie de la population distincte des autochtones, tant par la race que par la religion. Contrairement à l’étranger (le nokhri) – le guer vient dans le pays pour s'y établir. En Egypte, les enfants d’Israël étaient eux-mêmes des guérim, et les étrangers résidant parmi eux étaient aussi appelés guérim. D’après la Torah, les premiers guérim se sont joints à Israël lors de la sortie d’Egypte (Ex. 12, 48 ; Lv. 24, 10). En terre de Canaan, vint s'ajouter à leur nombre le reliquat des populations que les enfants d’Israël n'avaient pu chasser (I R. 9, 20-21 ; I Chr. 22, 2 ; II Chr. 2, 16-17), et peut-être aussi des réfugiés, ayant fui les pays voisins (voir Is. 16, 4 ; ibid. 21, 15). Les guérim n’étaient pas considérés comme des esclaves, mais ils ne pouvaient accéder à la propriété d'une terre (voir Gn. 23, 4). La glanure de la moisson leur était réservée, ainsi qu'aux pauvres (Lv. 19, 10 ; ibid. 23, 22 ; Dt. 24, 19). Il semble que les guérim habitaient sur la propriété où ils travaillaient (Lv. 25, 23 ; II Sam. 15, 19). Le guer devait bénéficier d’une attention et d'une protection particulières, comme en témoignent les nombreuses recommandations concernant l'interdiction de l'exploiter ou de l'opprimer, ainsi que les avertissements relatifs aux fautes commises à son égard (Ex. 22, 20 ; Lv. 19, 33-34 ; Dt. 24, 14). Pourtant, seul le prophète Ezéchiel (Ez. 47, 22) ordonne d’accorder aux guérim leur part de terre en héritage parmi les tribus d’Israël.
Du point de vue religieux et cultuel, les guérim étaient assimilés à la communauté d'Israël : "Une seule loi vous régira, vous et l'étranger (le guer) domicilié … vous et l'étranger (le guer), vous serez égaux devant l'Eternel" (Nb. 15, 15).
L'amour du guer est un commandement de la Torah (Lv. 19, 34). Il est permis au guer de présenter des sacrifices, et s'il est circoncis, il peut offrir le sacrifice de Pessah (Ex. 12, 48). Il était particulièrement difficile aux guérim de respecter certains interdits (les unions sexuelles prohibées, le meurtre, le blasphème), aussi la Torah leur adressa-t-elle une mise en garde particulière. Pourtant, au sujet de la névéla,[2] il est écrit : "Vous ne mangerez d'aucune bête morte, donne-la à manger à l'étranger (le guer) qui est dans tes murs" (Dt. 14, 21 – mais voir aussi Lv. 17, 8-10 ; d'après les Sages, la consommation de la névéla ne concerne que l'étranger résident – guer-toshav[3] [cf. Infra]). Tout guer pouvait être admis au sein de la communauté d'Israël par le mariage, exception faite des Ammonites et des Moabites. Les Edomites et les Egyptiens devaient attendre la troisième génération (Dt. 23, 4-9). Les guérim [égyptiens] se trouvaient aux côtés des enfants d'Israël lorsque Moïse a institué l'Alliance en présence de l'Eternel (Dt. 29, 10), et au moment de la lecture de la Torah sur la montagne de Garizim et sur la montagne d'Hébal (Jos. 8, 32, 35).
Sous les règnes de David et de Salomon, on mentionne la présence de guérim issus de peuples divers (I S. 21, 8 ; II S. 15, 18-22).
A l'époque biblique, la conversion en tant que démarche strictement religieuse, n'existe pas. Elle est un corollaire, une conséquence de l'intégration au peuple d'Israël en tant que nation.
Ainsi Naaman, général d'armée du roi d'Aram, reconnaît "qu'il n'y a point de Dieu sur toute la terre, si ce n'est en Israël" et décide de ne plus faire "d'holocauste, ni de sacrifice à d'autres dieux qu'à l'Eternel", mais il estime qu'il doit recevoir en retour "autant de terre [d'Israël] qu'en peut porter une paire de mulets" (II R. 5, 17).
Les peuples que le roi d'Assyrie avait déportés dans le royaume d'Israël vers les montagnes de Samarie, craignaient l'Eternel, alors même qu'ils continuaient à servir leurs idoles (Ibid. 17, 24 - 41). Même Ruth a tout d'abord dit "ton peuple sera mon peuple", puis "ton Dieu sera mon Dieu" (Rt 1, 16). C'est le contact avec le peuple d'Israël qui éveille la foi en son Dieu.
Pourtant les prophètes d'Israël, dans leur vision de la fin des temps, annonçaient que les nations renonceraient à l'idolâtrie. Ce qu'ils disaient du rôle actif d'Israël comme prophète des nations et témoin auprès des peuples, laissait entrevoir la possibilité d'une conversion qui commencerait par l'acceptation du joug des commandements (les mitsvoth).
2 – Les guérim à l'époque du second Temple.
L'exil de Babylone eut pour conséquence un profond affaiblissement national. Le guer n'est plus celui qui vient habiter dans le pays, mais celui qui désire devenir juif (Léhityahède) (Est. 8, 17) – ou, dans un langage plus tardif (Léhitgayère). L'acceptation de la Torah et de ses commandements précède l'intégration au peuple. Après le retour à Sion, le souci de réorganisation nationale dans le royaume de Juda fut dès sa genèse indissociable du problème posé par la présence conjointe au sein de la population d'étrangers "attachés à l'Eternel", et "d'adversaires de Juda et de Benjamin" qui offraient aussi des sacrifices au Dieu d'Israël (Ezr. 4 1-2 ; Za. 8, 23). Ezra et Néhémie ordonnèrent de chasser ces derniers. Ils luttèrent contre les mariages mixtes et exigèrent la répudiation des femmes étrangères. Leur intention était avant tout de préserver le petit nombre des rescapés d'Israël de l'assimilation et du syncrétisme religieux qui sévissaient dans le pays, à cause de la croissance de la population étrangère, qui tout en craignant l'Eternel, n'avait pas pour autant abandonné l'idolâtrie (Ezr. Ch. 9-10 ; Neh. 9, 2 ; ibid. 10, 31 ; ibid. 13, 1-8, 24-28). Ezra a semble-t-il ordonné a priori la répudiation des femmes étrangères et de leurs enfants, sans essayer de les maintenir au sein de leurs familles par la conversion. Il ne faut pas pour autant voir dans l'attitude d'Ezra et de Néhémie une opposition de principe à la conversion – les faits montrent bien que parmi ceux qui s'étaient engagés par serment [à suivre la Loi de Dieu] se trouvaient aussi "tous ceux qui s'étaient séparés des populations des pays pour se rallier à la Loi de Dieu" (Neh. 10, 29 et voir Rachi sur ce verset : "Ce sont les guérim qui ont abandonné l'idolâtrie"). Cependant, du sein même de ce combat [pour sauvegarder l'identité du peuple juif], naquit une conception nouvelle de la conversion, que l'on put désormais définir ainsi : "…suivre la voie de Dieu (…) observer et pratiquer tous les commandements de l'Eternel…" (Neh. 10, 30).
L'absence d'indépendance nationale sous la domination des Perses, puis sous celle des Grecs, entraîna un repli sur soi et le refus de tolérer la présence d'étrangers résidents (guéré-toshav). Seuls les guéré-tsédek[4] étaient acceptés (il semble d'ailleurs que le sens de ce terme a évolué précisément à cette époque). Ces derniers venaient en toute sincérité "s'abriter sous les ailes de la Providence (la Shékhina)". On les appelait "Ceux qui craignent l'Eternel et qui respectent son nom", et ils étaient inscrits "dans le registre du souvenir devant Lui" (Mal. 3, 16). Ils étaient entièrement assimilés à la communauté de l'Eternel [par le mariage]. Ce n'est qu'à l'époque de l'affermissement du pouvoir des Hasmonéens et de l'expansion de leur royaume, que se développa un mouvement massif de conversions et que la circoncision fut imposée aux peuples conquis : aux Edomites – par Jean Hyrcan, aux Itoriens[5] – par Aristobule, et aux habitants de certaines régions conquises par Alexandre Yanaï. Il est à noter qu'une partie des populations soumises se convertissait de son plein gré, et non sous la contrainte, à la religion des vainqueurs. Quant au décret concernant la circoncision, il fut rigoureusement appliqué. Diverses halakhoth[6] et traditions relatives à la conversion des peuples voisins témoignent de tous ces faits et de l'expansion des territoires juifs au delà de Gilad – jusqu'à Ammon et Moab. L'interdit : " Un Ammonite ni un Moabite ne seront admis dans l'assemblée de l'Eternel" (Dt. 23, 4) ne vise que le mariage, et non la conversion, qui était admise. Dans le Livre de Judith (14, 10), il est question d'Akhior l'Ammonite, qui fut circoncis et admis dans la maison d'Israël. Les Maîtres de la halakha ont même réduit les interdits concernant les Ammonites et les Moabites[7] (et d'après Rabbi Shimon, ils ont également réduit les interdits concernant les Egyptiens et les Edomites), aux hommes seulement : "Quant à leurs femmes, elles sont permises "(Mishna Yébamoth 8, 3). On peut supposer que cette loi était destinée à faciliter le mariage.
Au III°siècle, les Amoraïm d'Eretz Israël ont exprimé à leur façon leur avis sur l'origine de cette halakha en attribuant au beth-din[8] du prophète Samuel cette interprétation [du verset : " Ni un Ammonite ni un Moabite ne seront admis dans l'assemblée de l'Eternel" (Dt. 23, 4)] : "L'Ammonite – les hommes, et non les femmes. Le Moabite – les hommes et non les femmes…" (T.B Yébamoth 77a).
Ils confirmèrent ainsi la pureté de la maison de David dont les origines remontent à Ruth la Moabite, et ils considérèrent la répudiation des femmes ammonites au temps d'Ezra, comme une mesure de circonstance s'éloignant de la halakha originelle [qui n'affectait que les hommes]. En pratique, il semblerait que l'on ne se soit pas montré sévère, même en ce qui concerne les interdits frappant les hommes, comme l'enseigne la halakha suivante : "La fille d'un guer ammonite est permise à un Cohen". (Ibid. Au nom de Rabbi Yohanan, qui lui-même transmet, semble-t-il, une halakha ancienne et anonyme énoncée dans Sifra [Emor, 2, 2]). Cependant ce n'est qu'à la fin du 1er siècle que fut prise la décision de permettre l'intégration des Ammonites par le mariage : Yéhouda, guer ammonite, se présenta à la maison d'étude de Yavné, et il lui fut permis de rejoindre l'assemblée de l'Eternel [par le mariage], suivant l'avis de Rabbi Yéhoshâ : " A l'époque où les Ammonites et les Moabites vivaient dans leurs frontières [l'interdit était en vigueur], mais depuis est venu Sénachérib, roi d'Assyrie, et il a déplacé les frontières de tous les peuples" (T.B. Yadaïm 4, 4[9]). Il semble que les paroles de Rabbi Yéhoshâ ne fassent qu'entériner un usage répandu depuis longtemps déjà.
Il n'était pas permis aux guérim égyptiens de s'agréger à l'assemblée de l'Eternel [par le mariage] (Tossefta ibid 2, 17 ; Tossefta Qidoushin 5, 4 où Rabbi Aqiba, [lui-même descendant de guérim] évoque en fait son propre cas). Cette différence n'était pas motivée par le souci de préserver l'intégrité nationale face aux Egyptiens, mais simplement par le fait que la conversion des Egyptiens n'était pas un sujet de préoccupation à l'époque. Quant aux Edomites, même plusieurs générations après leur conversion, ils étaient encore méprisés. Les agissements d'Hérode et de sa dynastie contribuèrent peut-être au maintien de leur statut d'étrangers. Flavius Josèphe témoigne (Antiquités Livre15, 7, 9) que Costobar, représentant d'Hérode à Edom, demanda que les Edomites soient libérés de l'autorité des Juifs et des "coutumes du Judaïsme". Le roi Aggripas I, bien que juif depuis cinq générations, avait encore conscience de son statut d'étranger, et il pleura en lisant ce verset : "Tu n'auras pas le droit de te soumettre à un étranger, qui ne serait pas ton frère[10]". Des paroles de consolation lui furent prodiguées - "Tu es notre frère ! Tu es notre frère !" - Rabbi Hanania ben Gamaliel s'en afflige : " le jour où on le flatta fit de nombreuses victimes" (Mishna Sota 7, 8 ; T.J ibid. ; T.B. ibid. 41b – enseignement transmis au nom de Rabbi Nathan).
Dans les sources talmudiques apparaît la distinction entre l'étranger résident (guer-toshav) et le converti (guer-tsédek)[11]. Dans la Torah, deux expressions désignent l'étranger et résident : guer vétoshav - (Gn. 23, 4 ; Lv. 25, 35, 45), et guer-toshav (ibid.). Au Moyen-Age on utilise un terme assez proche : guer-shaâr[12] ([voir Rabbi Abraham ben Ezra sur Ex. 21, 28 ; Na'hmanide sur Ex. 20, 10] d'après l'expression biblique "l'étranger qui est dans tes murs"). Il semble que le statut de guer-toshav s'inscrive dans le contexte du mouvement massif de conversions qui caractérisa l'époque des Hasmonéens. Sur les modalités de conversion du guer-toshav, les Tanaïm étaient divisés, déjà au milieu du II° siècle : le guer-toshav devait-il seulement s'engager à "ne pas pratiquer de culte idolâtre" et à accomplir les sept lois noachides, ou bien devait-il se soumettre à "tous les commandements énoncés par la Torah, à l'exception de l'interdiction de consommer des névéloth[13]"? (T.B. Avoda Zara 64b ; Massékheth Guérim Ch.3 – voir la dernière opinion, énoncée au nom de Rabbi Yéhouda ; Maïmonide, Hilkhoth Issouré Biya 14, 7 et Hilkhoth Mélakhim 8, 10 ;
Shoul'han Aroukh Yoré Déa 124, 1). Quoi qu'il en soit, on peut affirmer que sous le règne des Hasmonéens, la majorité des guérim observaient uniquement les sept lois noachides. Nous disposons de témoignages attestant que le statut de guer-toshav ne fut qu'un phénomène passager, lié à des circonstances particulières. Rabbi Shimon ben Eléazar dit : "Il ne peut y avoir de guer-toshav que lorsque les conditions sont réunies pour célébrer un Jubilé" (T.B. Arakhin 29a). Il veut dire par là que le statut de guer-toshav n'existait plus dès avant la construction du second Temple. L'aspect politique de ce statut se manifeste aussi dans la halakha qui leur interdisait aux guéré-toshav de résider dans les villages frontaliers [de peur qu'ils ne se rallient aux non juifs en cas de danger] (Sifré Dt. 258 ; Massékheth Guérim Ch. 3). D'un esclave étranger qui n'a pas été circoncis, Rabbi Shimon ben Eléazar dit : " On ne le laissera pas résider dans une ville proche de la frontière, de peur qu'il ne recueille des informations et ne les transmette à un ami étranger" (T.B. Yébamoth 48b). L'invocation d'un motif similaire est rapportée par Flavius Josèphe (Autobiographie 23, 31) lorsqu'il évoque le rejet des princes de Trachon[14]. Cet argument est aussi valable pour le guer-toshav. En outre, une tradition halakhique rapprochant le statut du guer-toshav de celui de l'esclave a été conservée par les premiers Amoraim : " Quand est-il appelé guer-toshav ? Rabbi Yéhoshuâ ben Lévi a dit : "Pendant douze mois. Passé ce temps, s'il se convertit, tant mieux. Sinon, il est considéré comme non juif (D'après la version des Halakhoth Guédoloth, édition de Varsovie, 24, 4 ; voir aussi T.B. Avoda Zara 65a et T.J. Yébamoth 8, 1 ; au sujet de l'esclave, voir T.B. Yébamoth 48b). Le statut de guer-toshav, qu'il relevât d'un choix ou bien qu'il fût imposé, était un statut politique, correspondant à une réalité historique temporaire. Il pouvait s'agir de "guérim des lions" (gueré-arayoth)[15] ou de guérim (dont la seule motivation était de siéger "à la table des rois", de devenir "serviteurs du roi Salomon" (T.B. Yébamoth 24b) mais qui n'acceptaient pas le joug des commandements de la Torah. On leur donnait la possibilité de s'intégrer, mais ils étaient toujours considérés avec méfiance. D'après la plupart des halakhoth, ils sont considérés comme des non juifs (Mishna Baba Métsia 5, 6 ; ibid. Négaîm 3, 1 ; Tosséfta Zavim 2, 1 ; T.B. Kéritoth 9a).
Le déclin politique du royaume de Juda et la soumission progressive à Rome entraînèrent un changement dans les relations entre les Juifs et les peuples voisins et une diminution du nombre de conversions en Eretz-Israël et dans toute la région. A l'époque de la destruction du Temple, la halakha connut des modifications – par rapport à la halakha originelle – stipulant que l'on n'acceptait pas de guérim parmi les habitants de Tadmor,[16] bien qu'ils ne fassent pas partie des peuples frappés par l'interdiction d'entrer dans l'assemblée de l'Eternel, et que la situation des guérim à Tadmor soit aussi attestée par des contrats de mariage (des kétouboth). La raison évidente de cette interdiction, est que Tadmor était associée à la destruction du Temple : "Lorsque les étrangers (les nokhrim) pénétrèrent dans le Temple ils se jetèrent sur l'argent et sur l'or, ils se jetèrent sur les filles de Jérusalem" (T.B. Yébamoth 16b ; T.J Ibid. 1, 1). Des faits semblables sont rapportés au sujet d'Amon et de Moab : "Lorsque les étrangers (les nokhrim) sont entrés dans le Temple, ils se jetèrent sur l'argent et sur l'or, ils se jetèrent sur un livre de la Torah" (Ibid. ; Genèse Rabba 56, 11 ; Eikha Rabbati [ed.Buber] 2).
3 – Les guérim dans la Diaspora.
Le prosélytisme était répandu dans l'ensemble de l'Empire Romain. Les Juifs de la Diaspora en étaient les instigateurs les plus fidèles et les plus dévoués. La genèse du mouvement prosélyte est attestée par les documents d'Eléphantine, mais c'est dans le monde hellénistique, à l'époque impériale, qu'il atteignit son apogée.
Partout où résidaient des Juifs – dans toutes les villes du littoral et dans les foyers de grande activité commerciale de la mer Méditerranée – leur présence suscitait l'intérêt, qu'il s'agisse de haine ou de sympathie. Leur religion, si différente de toutes les autres religions connues dans le monde antique, fut souvent cause de raillerie ou de mépris, elle éveilla aussi la curiosité. La littérature juive hellénistique n'est en fin de compte qu'une littérature de propagande religieuse. Bien qu'aucun document ne vienne attester les paroles de Matthieu (23, 15) : " … scribes et pharisiens qui parcourez la mer et le continent pour faire un prosélyte…", il ne fait aucun doute qu'il existait un mouvement destiné à diffuser la religion d'Israël dans toute la Diaspora, dont le Midrash se fait peut-être l'écho : "Il se réalisa pour les villes du littoral méditerranéen ce qui ne s'était pas réalisé à l'époque du Déluge : 'Malheur à vous, habitants du littoral de la mer, peuple de Kéréthites' (So. 2, 5) – qui êtes coupables de mort[17]! Et par quel mérite ont-ils survécu ? – par le mérite d'un seul peuple (goy e'had). Autre version : 'd'un seul guer' – et d'un seul homme craignant Dieu, que le Saint-Béni-Soit-Il agrée immédiatement'". (Genèse Rabba 28, 5). Quoi qu'il en soit, la présence d'un si grand nombre de Juifs dans l'Empire romain (selon certains entre sept et dix pour cent de la population) ne peut résulter du seul accroissement naturel de la population juive, et nous ne pouvons l'expliquer que par le succès du prosélytisme.
Il existait différents degrés d'appartenance à la religion d'Israël. Certains guérim ne s'engageaient qu'à renoncer aux pratiques idolâtres, et à croire en un Dieu Unique. D'autres respectaient aussi le Shabbat, et s'abstenaient de manger la chair d'animaux impurs. Ces derniers furent appelés les "Craignants Dieu". Pour les Juifs hellénistiques aussi bien que pour les non juifs, seuls ceux qui avaient été circoncis étaient des des prosélytes à part entière (Philon, De Monarchia 51-53 ; Lettre de Paul aux Galates 5, 3). Les "Craignants Dieu" étaient considérés comme intégrés à la "maison de Jacob". La Mékhilta (Mishpatim 18) enseigne même que les paroles du verset : " … et celui-là s'appellera du nom de Jacob"[18], fait allusion aux "Craignants Dieu". Les Gentils eux-mêmes ont vu en eux des candidats désirant devenir des Juifs à part entière. Juvénal (Satire 14, 96-106), désapprouvant ceux qui étaient attirés par le Judaïsme, dit à leur sujet : " Le père ne travaille plus le Shabbat, et ne mange plus de viande de porc, mais le fils ne se contente pas de cela : il se fait circoncire !".
Le nombre des guérim et des "Craignants Dieu" était considérable. Flavius Josèphe (Contre Apion 2, 39) s'enorgueillit du fait que de nombreux Grecs se sont soumis à la Torah d'Israël, et que de ce fait, dans chaque ville, dans chaque peuple il se trouvait des gens pour observer le repos de Shabbat, allumer les bougies, et respecter les lois alimentaires. Des situations analogues sont mentionnées par Horace, Dion Cassius, et Sénèque. Ce dernier va jusqu'à se plaindre que les coutumes des Juifs se sont répandues dans le monde entier, et que "les vaincus ont imposé leurs lois aux vainqueurs !" (Cité par Augustin dans Civitas Dei 6, 11). Au cours de ses voyages en Asie Mineure et en Grèce, Paul prêchait dans les synagogues devant des Juifs et des "craignant Dieu" (Actes 13, 16 ; ibid. 17, 4, 17).
Des noms de guérim et de "craignant Dieu" sont mentionnés dans des contrats de mariage d'Italie, de Grèce et de Kirénée. Les guérim appartenaient à toutes les classes de la société, bien que les documents dont nous disposons mentionnent principalement des guérim de haut rang. Parmi eux se trouvaient de nombreuses femmes. La conversion la plus notoire est celle de la maison royale d'Adiabène[19], au milieu du premier siècle de l'ère chrétienne. De nombreux habitants de ce pays se convertirent probablement en même temps que leur reine, Hélène, et que ses enfants. Sous le règne de Tibère, une femme de la noblesse du nom de Fulvia se convertit. La femme de Néron, Popée, manifesta un penchant pour le Judaïsme. A la fin du premier siècle, le consul Flavius Clemens et sa femme Domitilla furent accusés d'hérésie pour avoir adopté des coutumes juives. Flavius Clemens fut condamné à mort par l'empereur Domitien, quant à Domitilla, elle fut exilée en terre d'Israël[20]. Lors de leur voyage à Rome, Rabbi Eliézer, Rabbi Yéhoshua et Rabban Gamaliel rencontrèrent un sénateur "Craignants Dieu" (Deutéronome Rabba 2, 24). Un papyrus datant de l'époque de Trajan témoigne que des envoyés d'Alexandrie déclarèrent à l'empereur "ton Sénat est plein de Juifs" (V.A. Tcherkover : Les Juifs en Egypte, 163). La conversion n'était pas considérée comme un délit en soi par la loi romaine, tant que le guer ne manifestait pas expressément son refus de servir les dieux païens. Dans le cas contraire, il était accusé d'hérésie. Domitien encouragea la dénonciation des ces Juifs "hérétiques". En revanche, L'empereur Nerva interdit toute délation, sans pour autant abolir la loi condamnant l'"hérésie". Le décret d'Hadrien contre la pratique de la circoncision eut de lourdes répercussions sur les conversions, et même lorsque le décret fut aboli par Antonius Pius, il ne le fut que pour les Juifs d'origine. Les Gentils circoncis étaient considérés comme castrés. Cependant, et malgré les difficultés, beaucoup continuèrent à se convertir, surtout dans les régions éloignées des centres urbains. Au deuxième siècle, on fait mention de guérim à Rékem Sela Adom[21] (TB. Nida 56b et autres textes parallèles). Bien entendu, il y avait des guérim dans tout l'Empire Perse. Au IV° siècle, Rava[22] mentionne la présence de nombreux guérim dans sa propre ville, Mé'hoza (T.B. Qidoushin 73b).
La conversion ne fut formellement interdite que par les empereurs romains chrétiens. L'influence du christianisme sur l'Empire romain eut également pour conséquence l'extinction du courant de conversions au Judaïsme dans l'ensemble de la Diaspora. Dans ce contexte, on peut comprendre que l'expansion du christianisme a motivé la halakha transmise par les Amoraim du III°siècle, interdisant d'accepter les guérim cordiens : les Cordiens habitaient les environs d'Adiabène et de Beth-Zevda (H.Obermeyer, Die Landschaft Babyloniens, 1929), région où l'activité missionnaire des chrétiens était très intense au cours des premiers siècles. On craignait donc que les frontières ne soient brouillées ou que des mariages ne soient contractés avec des descendants de guérim qui seraient retournés à leurs anciennes pratiques ('hazrou léssouram) [23]. De tels soupçons ont peut-être conduit les Amoraïm à étendre aux Cordiens le décret qui interdisait déjà aux Tadmoréens de se convertir.
Diverses prescriptions concernant les guérim
La procédure de conversion instaurée par les Tanaïm est enseignée dans une Baraïta en ces termes : " De nos jours, quand un étranger vient pour se convertir, nous lui disons : 'Pour quelle raison veux-tu te convertir ? Ne sais-tu pas qu'aujourd'hui le peuple d'Israël est, éprouvé, humilié, persécuté, et que de grands malheurs l'accablent ?' S'il répond : 'Je le sais, et je ne suis pas digne de lui, nous l'acceptons sans délai, et nous lui enseignons quelques un des commandements les plus élémentaires, mais aussi quelques uns des plus ardues. Nous l'informons que c'est une faute de ne pas accomplir le commandement de la glanure du champ[24], de la javelle oubliée[25], du coin du champ[26] et de la dîme du pauvre[27]. De même, nous l'informons des châtiments infligés à ceux qui transgressent ces commandements. Nous lui disons : 'Tu dois savoir que jusqu'à présent, tu consommais de la graisse interdite sans être puni de la peine de retranchement. Tu profanais Shabbat sans être passible de lapidation, mais maintenant, si tu consommes de la graisse interdite, tu es passible de retranchement, si tu profanes Shabbat, tu es passible de lapidation'. De même nous lui faisons savoir quelles peines sont encourues par ceux qui transgressent les commandements, et quel salaire est réservé à ceux qui les accomplissent. Nous lui disons : 'Tu dois savoir que le monde à venir (Olam Habba) – est réservé aux justes (tsadikim), et que de nos jours, Israël ne peut recevoir ni abondance de bien, ni abondance de malheur'[28]. Nous ne devons pas accabler le guer, ni nous montrer trop pointilleux avec lui" (T.B. Yébamoth 47a ; et en parallèle : Massékhet Guérim 1). Il est ici question du guer-tsédek (dont la sincérité est totale) mais la halakha considère qu'a posteriori, même ceux qui se sont convertis en vue d'un mariage, pour accéder à un statut social avantageux, ou par crainte d'un danger, sont considérés comme des guérim (T.B. Yébamoth 24b – enseignement transmis au nom de Rav ; et voir T.J. Qidoushin 4, 1 ; Maïmonide, Issouré Biya 13, 17 ; Shoul'han Aroukh : Yoré Déa 268, 12). L'entrée d'un guer sous les ailes de la Providence (ta'hat kanfé haShekhina) équivaut à l'entrée d'un Juif dans l'Alliance (bérith) par la circoncision, par l'immersion dans le bain rituel (mikvé), et par l'offrande d'un sacrifice (Massékhet Guérim 2, 5). Le guer présente un holocauste de bétail ou de deux jeunes colombes. Rabbi Yohanan ben Zakaï a décrété que de nos jours [où le Temple a été détruit], le guer n'a pas l'obligation de mettre de côté de l'argent pour son sacrifice[29] (ibid.). Restent donc la circoncision et l'immersion dans le bain rituel. Cependant, Rabbi Eliezer et Rabbi Yéhoshoua s'opposent encore sur un point : celui qui s'est immergé mais n'a pas été circoncis, ou celui qui ne s'est pas immergé mais a été circoncis, sont ils considérés comme des guérim ? Selon l'avis de Rabbi Eliezer, ce sont des guérim. Rabbi Yéhoshoua pense au contraire que l'immersion est obligatoire [ainsi que la circoncision]. D'après la halakha, "n'est considéré comme guer que celui qui a été circoncis et s'est immergé dans le bain rituel (T.B. Yébamoth 46a ; et voir T.J Qidoushin 3, 12 – la discussion entre Rabbi Eliezer et Rabbi Yéhoshua selon une autre version). La conversion doit obligatoirement avoir lieu devant un beth-din de trois membres. Un étranger qui se convertit en privé n'est un guer [Sa conversion n'est pas valide] (T.B. Yébamoth 47b ; et voir Tossafoth Yébamoth 45, 2). Selon une autre opinion, trois témoins doivent être présents au moment où le converti prend sur lui le joug des commandements, mais pas au moment de son immersion dans le bain rituel. Maïmonide tranche à ce sujet (Issouré Biya 13, 7) : un étranger qui s'est immergé en présence de seulement deux témoins n'est pas un guer.
Si l'étranger est déjà circoncis : selon Beth Shamaï, il faut faire couler quelques gouttes du "sang de l'Alliance" – Dam Bérith. Selon Beth Hillel, ce n'est pas nécessaire (Tossefta Shabbat 15, 9 ; T.B Shabbat 135a). La plupart des décisionnaires suivent l'avis de Beth Shamaï (Tossafoth Shabbat ; Maïmonide, Issouré Biya 14, 5 ; Ibid Mila 1, 7 ; Shoul'han Aroukh Yoré Déa 268, 1). Quant à la bénédiction pour la circoncision d'un guer, elle est enseignée dans une Baraïta : il est dit : " Béni sois-tu… qui nous as ordonné de circoncire le guer et de faire couler "le sang de l'Alliance"(T.B. Shabbat 137b).
Un étranger qui s'est converti doit se soumettre à tous les commandements qui sont prescrits à Israël. Au sujet du sacrifice pascal il est écrit : "La même loi régira l'indigène[30] (ezra'h) et l'étranger (guer) demeurant au milieu de vous" (Ex. 12, 49). Les Sages commentent : "Le texte nous enseigne que le guer est l'égal de l'indigène en ce qui concerne l'accomplissement de tous le commandements de la Torah" (Mékhilta Massekhta dePiss'ha, 15). Dans plusieurs passages de la Torah où figure l'expression "Bené-Israël", on trouve une allusion aux guérim, et de là, par extension, les Sages ont attribué aux guérim d'autres commandements, telles que l'imposition des mains sur l'animal qui va être sacrifié, l'impureté de l'accouchée, l'interdiction de sacrifier un animal en dehors de la cour du Temple (azara), le port des franges rituelles (tsitsioth) etc. (Sifra Vayikra 3, 3 ; ibid. Tazria 1 ; ibid. A'haré 10 ; ibid. Emor 11 ; Sifré Zouta Chélakh, 38). Malgré toutes les mesures visant à assimiler le guer et à en faire un Juif à part entière, il reste cependant à part, à cause de ses origines et de son passé. Ainsi la Mishna stipule que le guer ne peut faire la déclaration qui suit le prélèvement de la dîme, parce que dans cette bénédiction il est dit :"…la terre que l'Eternel nous a donnée, comme tu l'as juré à nos pères[31]". Il ne lit pas non plus la parasha des Prémices (bikourim) parce qu'il y est écrit : "… dans le pays que l'Eternel avait juré à nos pères de nous donner"[32]. De même lorsqu'il prie seul, il doit dire :"Dieu des pères d'Israël", et à la synagogue il dira : "Dieu de vos pères" (Mishna Maâsser Shéni 5, 14 ; ibid. Bikourim 1, 4).Une tradition enseigne que Rabbi Yéhouda permit aux guérim de lire la Parasha des Prémices, invoquant le fait qu'Abraham était le père de tous les hommes (T.J. Bikourim 1, 4 ; mais dans la Tossefta – Bikourim – l'autorisation ne concerne que les Kénéens). Rabbi Yéhoshoua ben Lévi et Rabbi Abbahou, Amoraïm d'Eretz Israël, suivent l'avis de Rabbi Yéhouda, et pour la même raison certains décisionnaires ont permis aux guérim de dire : " Dieu de nos pères" dans la prière (voir le Ra"Ch – Rabbénou Shimshon - dans son commentaire de Bikourim 1, 4 ; commentaire de Rabbénou Asher ibid. ; Tossafoth Baba Batra 1, 1 : au nom de Rabbénou Its'hak ; ibid. commentaire de Na'hmanide). Maïmonide quant à lui développe le sens de cette halakha (Cf. Infra p 23).
La conversion d'un étranger met fin à toute lien familial entre lui et ses proches. Ainsi "l'étranger qui se convertit est comme un enfant qui vient de naître"[33]. Même le nom qu'il porte désormais n'est plus celui de son père, mais "ben Abraham", fils de notre père Abraham. A une époque plus tardive, il sera d'usage que le guer se prénomme également Abraham, comme le premier hébreu qui reconnut son Créateur : " Abraham ben Abraham". Du point de vue de la halakha, le guer peut se marier à ses proches parents, mais un décret a interdit de telles unions, afin que les guérim ne puissent pas dire : " Nous avons quitté une sainteté élevée pour une sainteté moindre" (T.B. Yébamoth 22a ; Maïmonide, Issouré Biya 14, 1 ; Shoul'han Aroukh Yoré Déa 269, 1). Il est d'usage que les proches parents d'un guer puissent témoigner pour lui. En revanche ils ne peuvent hériter de ce dernier, et s'il n'a pas eu de descendance après sa conversion, tous ses biens restent sans propriétaire, et le premier qui s'en saisit peut en avoir l'usufruit (Mishna Baba Batra 3, 4 ; T.B. Guitin 39a ; Maïmonide, Zékhia Oumatana 1, 6 ; ibid. Edout 13, 2 ; Soul'han Aroukh Yoré Déa 10 ; Shoul'han Aroukh 'Hoshen Hamishpat 278, 1).
Il est permis au converti d'épouser la fille d'un Israël, et même la fille d'un Cohen (T.B. Qidoushin 75b ; Maïmonide, Issouré Biya 19, 11 ; Shoul'han Aroukh Even Haézer 7, 22). Une guiyorète n'est pas permise à un Cohen, sauf si elle s'est convertie lorsqu'elle était enfant – lorsqu'elle avait moins de trois ans et un jour (T.B. Yébamoth 60b ; Qidoushin 78a). Rabbi Yossé permet à un Cohen d'épouser la fille d'un guer et d'une guiyorète. Rabbi Eliezer ben Yaakov n'est pas de cet avis. Une tradition enseigne que "depuis le jour où le Temple a été détruit, les Cohanim sont fiers de se comporter suivant l'avis [plus10 strict] de Rabbi Eliezer ben Yaakov". Cependant a posteriori – si une guiyorète s'est mariée à un Cohen- elle n'est pas répudiée (Mishna Qidoushin 4, 7 ; T.B. ibid. 78b ; Maïmonide, Issouré Biya 19, 12 ; Shoul'han Aroukh ibid. 7, 21). Un guer peut épouser une mamzérète[34]. Pour certains, cette autorisation perdure pendant dix générations. D'autres sont d'avis que cela ne lui est permis que jusqu'au jour où tout penchant vers l'idolâtrie a été totalement éradiqué de son cœur (T.B. Qidoushin 72b ; ibid. 75a). Le guer ne peut prétendre accéder à certaines fonctions. Les Sages ont appris cela de l'Ecriture : "Tu pourras te donner un roi …C'est un de tes frères que tu dois désigner pour ton roi"[35]. Cet interdit ne concerne pas le guer dont le père et la mère sont juifs de par leurs origines. Un guer n'est pas autorisé à siéger dans un tribunal susceptible de faire appliquer la peine de mort, mais il peut juger les affaires de droit civil. Par contre, il peut juger un autre guer même dans une affaire où la peine de mort risque d'être appliquée (Voir Rachi, Yébamoth 102a). La majorité des décisionnaires autorisent le guer à juger les affaires civiles concernant un guer dont le père (ou la mère) est juif [de par son origine] (Rabbi Its'hak El Fassi (Ri"f), Sanhédrin ibid. ; Maïmonide, Sanhédrin 2, 9 ; ibid. 11, 11 ; Shoul'han Aroukh Yoré Déa 269, 11). D'autres pensent que même dans les affaires de droit civil, un guer ne peut juger que d'autres guérim (Tossafoth Yébamoth 45, 2 ; Rabbi Shelomo ben Adéreth (Rachb"a) ibid. 202, 1).
Les rapports avec les guérim
Dans le Talmud, les midrashim et les textes apocryphes, le regard porté sur les guérim est en général favorable. Quelques chercheurs cependant, se sont efforcés à tort d'ignorer ou d'atténuer l'avis des Sages – attesté par ces mêmes sources – lorsque ces derniers manifestent une certaine réserve à l'égard du guer et de la conversion. Le fait que les Sages aient des conceptions si différentes s'explique en partie par la personnalité et le tempérament de chacun d'entre eux, mais surtout par les circonstances, la réalité des faits, et l'expérience personnelle de chacun d'entre eux. Certaines anecdotes, par exemple, reflètent la sévérité de Shamaï et l'humilité d'Hillel à l'égard des guérim (T.B. Shabbat 31a ; Avoth déRabbi Nathan [version 1] 16, [version 2] 30). Rabbi Eliezer ben Hyrcan "le Shamouti[36]" – se montrait très exigeant en ce qui concerne l'acceptation des guérim (Qohéleth Rabba 1, 8). Lorsque le guer Aqilas, s'étonna : " Le Saint Béni Soit-Il n'aime-t-il pas le guer d'un amour si grand qu'il est écrit : ' Il aime le guer et lui procure le pain et le vêtement' ?" Rabbi Eliezer le réprimanda, mais Rabbi Yéhoshoua le réconforta par ces paroles : " le pain – c'est la Torah. Le vêtement – c'est le talith. Cet homme a mérité la Torah – ce sont les commandements. Plus encore, il peut épouser la fille d'un Cohen, ainsi les fils de ses fils auront le droit d'immoler des holocaustes sur l'autel" (Genèse Rabba 70, 5). L'attitude négative de Rabbi Eliezer découle peut-être de ses heurts avec les premiers chrétiens. Peut-être a-t-il constaté que parmi les néophytes chrétiens se trouvaient de nombreux guérim qui avaient abandonné le Judaïsme ('hazrou lessouram)[37], et c'est seulement à leur sujet qu'il déclare que "leur nature première est mauvaise" (T.B. Baba Metsia 59b). Par ailleurs Rabbi Eliezer affirme : "Lorsqu'un homme vient te trouver pour se convertir en toute sincérité (léchem shamayim), toi-même rapproche-le, ne le repousse pas" (Mékhilta, Massekhta déAmalek 1). C'est à l'époque de Rabbi Eliezer que les guéré-tsédeq furent inclus dans la 'bénédiction des tsadikim et des 'Hassidim' du Shemoné Esré[38] (Méguilla 17b).
Au cours des révoltes contre les Romains et pendant les guerres, il arriva, que des guérim et des fils de guérim ne restent pas fidèles, allant jusqu'à transmettre des informations compromettantes aux autorités. Ces expériences firent naître des sentiments défavorables à l'égard des guérim en général. Flavius Josèphe (Contre Apion II, 39) fait allusion à des guérim grecs qui retournèrent à leurs anciennes pratiques. La Baraïta[39] évoque la situation au lendemain de l'échec de la révolte [contre les Romains]. Elle parle de "guérim portant les téfilines sur leur front et à leur bras, mettant des tsitsioth aux coins de leur vêtements, fixant une mézouza à leur porte… mais dès qu'éclate la guerre de Gog et Magog… tous abandonnent les commandements et s'enfuient…" (T.B. Avoda Zara 3b). A propos de ces guérim il est dit à l'époque de la révolte de Bar Kokhba qu'ils "empêchent la venue du Messie" (T.B. Nidda 13b), et à la même époque, Rabbi Né'hémia enseigne : " Celui qui s'est converti en vue d'un mariage, celui qui s'est converti pour siéger à la table des rois, pour être serviteur à la cour du roi Salomon (voir II Rois 17, 24-28), le guer arayoth[40], le guer 'halomoth[41], le guer de Mordekhaï et Esther[42], aucun d'entre eux n'est guer tant qu'il ne s'est pas converti de nos jours[43]" (T.B. Yébamoth 24b), c'est à dire en un temps d'effondrement national, de malheurs, de persécutions et de pénurie[44]. Rabbi Shimon Bar Yo'haï, lorsqu'il vit Yéhoudah ben guérim, qui avait rapporté aux autorités romaines les propos désobligeants que tenaient les Sages à leur égard, s'exclama : "Cet homme existe encore?!" – Il fixa sur lui son regard et il en fit un tas d'os" (T.B. Shabbat 33b).
Rabbi Shimon fit un sermon (une drasha) qui s'explique précisément à la lumière de cette anecdote : " 'Ceux qui craignaient la Parole de l'Eternel' furent un obstacle pour Israël… c'est une bonne chose de tuer des non juifs – goyim". Pourtant dans une autre drasha il exprime davantage le fond de son opinion : " Et ses bien-aimés sont 'semblables au soleil qui se lève dans sa gloire'[45] – Qui est le plus grand ? Celui qui aime le roi, ou celui que le roi aime ? Tu dois répondre : celui que le roi aime, car il est écrit : 'Il aime le guer[46]'" (Mékhilta Mishpatim 18).
Rabbi 'Hiya a énoncé cette sentence : " Ne fais pas confiance au guer : jusqu'à la vingt-quatrième génération il conserve son mauvais penchant" (Midrash Ruth Zouta). D'autres sentences mettent en garde contre l'indignité du guer : "les guérim sont pénibles pour Israël comme la lèpre" (T.B. Yébamoth 47b), "le malheur fondra sur ceux qui accèptent des guérim" (ibid. 109b), "on n'acceptera plus de guérim aux temps messianiques" (ibid. 47b). Toutes ces sentences sont le fruit d'expériences négatives avec certains guérim, de leur trahison politique ou religieuse, dont il est encore question ici : " les guérim qui sont sortis [d'Egypte] avec Moïse l'ont fait (le veau d'or) et ont dit à Israël : 'voici tes dieux[47]' " (Exode Rabba 42, 6).
Aussi les Sages ont-ils distingué plusieurs sortes de guérim : "Il existe trois sortes de guérim : le guer semblable à notre père Abraham, le guer semblable à un âne, le guer semblable au non juif en tout point" (Séder Eliahou Rabba 27).
On retrouve le même esprit dans l'enseignement des Amoraïm que dans celui des Tanaïm : "Les guérim sont bien aimés du Saint-Béni-soit-Il : en toute circonstance Il leur donne le nom d'Israël" (Mékhilta ibid.). Les Amoraïm ont tout fait eux aussi "pour ne pas fermer la porte aux guérim qui se présentaient" (ibid.). Au III° siècle, Rabbi Yo'hanan et Rabbi Eléazar ont tous deux commenté de la même façon les deux parties d'un même verset[48] : "Si Le Saint-Béni-soit-Il a exilé Israël parmi les nations c'est pour que des guérim se joignent à eux" (T.B. Pessahim 87b). De Rabbi Eléazar nous tenons également cette sentence : "Celui qui rapproche le guer c'est comme s'il l'avait créé." (Genèse Rabba 84, 4).
De nombreux midrashim rapportent de telles sentences honorant le guer et le valorisant (voir par exemple Midrash Tanhouma Lekh Lekha 6 ; Nombres Rabba 8, 9 ; Midrash Téhillim 146, 9).
Peut-être est-ce dans cette intention – honorer le guer et exalter la conversion – que la Aggada fait des grands d'Israël – comme Rabbi Meir, Rabbi Aqiba, Shémaya et Avtalion – des descendants de non juifs, et précisément d'ennemis d'Israël, tels que Sisra, Sénachérib, Haman, et l'empereur Néron (T.B. Guitin 56a ; ibid. 57b ; Sanhédrin 91b ; le nom de Rabbi Aqiba n'est pas explicitement mentionné dans la guémara, mais dans le manuscrit du Yalkout (p.160) il est dit : " [de la bouche] des descendants de Sisra, la Torah fut enseignée à Jérusalem. Et qui sont-ils ? Rabbi Aqiba". Maïmonide affirme lui aussi - dans l'introduction au Mishné Torah - que Yoseph, le père de rabbi Aqiba, était un guer-tsédek).
Le dernier des Amoraïm de Babel, Rav Assi, a dit que le mazal[49] des guérim était présent au mont Sinaï (T.B. Shabbat 146a), et les Sages du Talmud ont le plus souvent mis en pratique la tradition qu'ils avaient reçue : "Un étranger qui se présente pour se convertir, tends-lui la main et aide-le à entrer sous les ailes de la Providence" (Séder Eliahou Rabba 7 ; Lévitique Rabba 2, 9).
Au Moyen Age, les Juifs vivaient essentiellement sous la tutelle des religions monothéistes, qui contrairement aux cultes idolâtres, considéraient l'apostasie et l'adhésion à une autre religion comme un péché mortel. L'Eglise catholique interdisait la conversion et ses dirigeants luttèrent avec acharnement contre tout ceux qui adoptaient des coutumes juives ou manifestaient un penchant quelconque pour le Judaïsme. De fait, le nombre des conversions diminua sensiblement dans les pays chrétiens, et ceux qui prenaient le risque de rejoindre le peuple d'Israël se voyaient le plus souvent contraints de fuir vers des pays où l'Eglise n'exerçait pas son pouvoir. Pourtant au début du Moyen Age, à l'époque où beaucoup d'adeptes des religions polythéistes se tournèrent vers la foi en un seul Dieu, le Judaïsme attira non seulement l'élite des peuples païens, mais aussi celle des peuples ayant adopté une religion monothéiste. Deux exemples de conversion rappellent l'histoire du royaume d'Adiabène[50] : Au V°siècle les rois de 'Hamiar[51] se convertirent, et dans la première moitié du VIII°siècle, les élites des Khazars se convertirent aussi. Nous ne savons rien des guérim qui quitèrent l'Islam, si ce n'est que la conversion de chrétiens en terre d'Islam n'était pas interdite, et qu'elle était même un phénomène courant. Il s'agissait surtout d'esclaves et de servantes chrétiens qui travaillaient dans des maisons juives. Leurs maîtres les faisaient circoncire et s'immerger dans le bain rituel, comme le prescrit la halakha. Les Géonim Rav Sar Shalom et Rabbi Tséma'h furent consultés au sujet d'"une servante non juive adepte de l'idolâtrie chrétienne, et que sa maîtresse fit s'immerger dans le bain rituel contre son gré". On les interrogea aussi à propos d'"une servante qui se disait juive mais s'adonnait à des pratiques non juives" (Otsar Haguéonim, Yébamoth 114-115), et des domestiques dont " certains se convertissent sans tarder, d'autres après quelques temps, d'autres encore ne veulent pas se convertir, et de fait, la plupart ne se convertissent pas. Certains d'entre eux disent : 'attendez que nous connaissions vos lois et que nous les étudions. Nous nous convertirons ensuite…' " (Ibid. 119-120).
On peut supposer que beaucoup de ces esclaves s'assimilèrent à la communauté juive. Parfois les liens devinrent très étroits avec les servantes, et on les fit s'immerger dans le bain rituel pour les convertir, de sorte que leurs enfants étaient considérés comme des guérim à part entière. Le cas le plus connu est celui du Roch Hagola Boustenaï (Ibid. 39-43, 73). Hormis ces guérim convertis par la force des choses, on trouvait aussi dans les pays chrétiens des guéré-tsédek qui s'étaient convertis de plein gré et par amour pour la Torah, et sur lesquels seules quelques informations fragmentaires nous sont parvenues. La plupart de ces guérim venaient du clergé catholique. L'étude approfondie de la religion et particulièrement la confrontation du "Nouveau Testament" à la Bible, sur laquelle il est fondé, les conduisit au Judaïsme. Certains parmi eux tentèrent même, après leur conversion, de faire des prosélytes. Bodo-Eliezer, diacre de cour de l'empereur Louis le Pieux[52], au IX°siècle, se réfugia en Espagne arabe musulmane, où il écrivit des ouvrages polémiques acerbes contre le christianisme (Blumenkranz, Revue d'histoire et de philosophie Religieuse (1954) p.401). En 1012, le prêtre Vessélinus se convertit, et il rédigea même des écrits visant à prouver le bien fondé de son choix et la vérité de la religion d'Israël. On voit dans ces événements la cause de l'expulsion des Juifs de Mayence par l'empereur Heinrich II (Aronios, Regesten, 144, 147). A peu près à la même époque, fut consigné le témoignage d'une riche chrétienne de la noblesse, qui se convertit et s'installa à Narbonne. Elle se maria par la suite à Rabbi David, de la famille de Rabbi Todros Hanassi. Au Moyen Age, l'une des conversions les plus remarquables fut celle d'Ovadia, le "Guer Normand" (vers 1100). Il appartenait à une famille noble d'Oppido, dans le sud de l'Italie. L'histoire de sa vie nous a été transmise par des fragments de la guéniza du Caire. Ce guer a laissé des notes dans lesquelles il se présente sous le nom chrétien de Johannes, et il commence par raconter l'histoire d'"Andréas, archevêque, le plus grand prélat de l'état de Bari" : " Dieu lui a donné l'amour de la Torah de Moïse. Abandonnant son pays, son sacerdoce et tous les honneurs dus à sa fonction, il partit pour la Province de Constantinople, où il fut circoncis. Accablé de nombreux malheurs, il dut fuir les non juifs qui le recherchaient pour le tuer, mais Dieu le sauva de leurs mains… Les étrangers qui le suivirent et furent témoins de ses actions l'imitèrent, entrant eux aussi dans l'Alliance du Dieu vivant. Andréas se rendit en Egypte, où il demeura jusqu'à sa mort. Al Mustansir régnait alors sur l'Egypte." La réputation de l'évêque Andréas de Bari (1062-1078) se répandit dans toute la Grèce et en Italie, et atteignit la région où vivait Johannes. Celui-ci était alors un jeune homme, ordonné prêtre depuis moins d'un an. Un songe lui inspira de suivre la voie d'Andréas. En 1102, il se fit circoncire et commença à respecter le Shabbat et les fêtes. Il écrivit même des cahiers dans lesquels il exhortait tout homme sensé à "revenir" à la religion d'Israël. Les autorités le jetèrent en prison et le menacèrent de le mettre à mort, s'il ne se rétractait pas. Par miracle, il parvint à s'échapper. Il réussit à gagner Bagdad et s'installa dans la maison de Rabbi Its'hak ben Moshe, qui dirigeait une école talmudique". Il visita les communautés juives de Syrie, d'Eretz-Israël et d'Egypte, puis il écrivit son autobiographie.
D'autres guérim restèrent dans les pays chrétiens. Ils réussirent apparemment à échapper aux poursuites de l'Eglise catholique en menant une vie d'errance.
Au temps de Rabbénou Tam[53], une famille de guérim d'origine hongroise vivait au nord de la France ou en Allemagne. Le père, Rabbi Abraham HaGuer, commenta à l'avantage des guérim la sentence des Sages : " Les guérim sont pénibles pour Israël comme la lèpre"[54]. Il explique que les guérim sont pointilleux dans l'accomplissement des commandements. C'est pour cela qu'ils sont pénibles pour Israël, car ils leur rappellent leurs manquements.
Rabbi Abraham et deux de ses fils, Rabbi Its'hak et Rabbi Yoseph, rédigèrent des commentaires de la Torah visant à démentir les interprétations chrétiennes. Ils firent la critique des évangiles et des prières chrétiennes. L'élève de Rabbénou Tam, Rabbi Moshé de Pontoise, parle d'un guer qui étudiait "les Ecritures et la Mishna nuit et jour". Du paytan[55] Rabbi Yosséphia HaGuer, qui vécut en France au XII°siècle, nous connaissons six piyyoutim (Zuntz, Literatur geschichte p.469). A la fin du XII°siècle, vécut à Witsbourg un guer qui connaissait le latin, mais pas l'hébreu, et avait copié pour son usage personnel les cinq livres de la Torah "à partir d'un livre en latin (non conforme à la halakha)". Rabbi Yoel permit à ce guer de prier en tant qu'officiant (shalia'h tsibour). Parmi tous ceux qui posèrent à Maïmonide des questions de halakha, se trouvait un guer-tsédek, savant en Torah (talmid 'hakham). Maïmonide l'honore de nombreux titres élogieux : "Notre vénéré maître Ovadia, guer-tsédek avisé et savant…" – et il poursuit : "éminent sage, ton cœur éclairé a compris, tu as su voir le droit chemin." Dans les lettres qu'il adresse à ce guer, Maïmonide exprime sa très haute estime de la conversion et des guérim" : il lui permet de prier "comme chaque Juif … et tous ceux qui se convertiront, jusqu'à la fin des temps, tous ceux qui proclameront l'unicité du nom du Saint Béni soit-Il comme il est écrit dans la Torah, sont les disciples de notre père Abraham, tous font partie de sa maison… aussi tu dois dire 'notre père et le Dieu de nos pères', puisqu' Abraham est ton père… depuis que tu t'es abrité sous les ailes de la Providence, et que tu appartiens à sa maison, il n'y a pas de différence entre toi et nous. Bien sûr tu dois dire les bénédictions 'qui nous a choisis'…'et nous a donné'… 'qui nous a donné en héritage', 'qui nous a distingués'…, car le Créateur, béni soit-il t'a déjà choisi, et t'a distingué de parmi les nations. Il t'a donné la Torah ; la Torah nous a été donnée, à nous et aux guérim… et que ton ascendance ne soit pas de peu de valeur à tes yeux : si nous nous définissons par notre lien à Abraham, Isaac et Jacob, toi tu te rattaches directement à 'Celui qui a dit et le monde fut'" (Maïmonide, Responsa [ed. Freiman], Lettre à Ovadia). Au sujet des vexations et des injures que des Juifs firent subir à ce guer, Maïmonide lui écrit : " Notre père et notre mère, nous avons l'obligation de les honorer et de les craindre. Les prophètes, il nous a été ordonné de les écouter. Les guérim, il nous a été ordonné de les aimer d'un grand amour, de tout notre cœur… le Saint béni soit-Il aime les guerim. Un homme qui a quitté son père, sa terre natale, son peuple…. un homme qui a renoncé aux honneurs, qui a compris et s'est agrégé à ce peuple qui de nos jours est méprisé par les nations et soumis au pouvoir des gouvernements, un homme qui a reconnu avec certitude que la religion de ce peuple est la seule religion vraie et juste,… qui a recherché Dieu de toutes ses forces… et s'est abrité sous les ailes de la Providence… l'Eternel ne l'appelle pas "sot", mais "sensé", "avisé", "clairvoyant", "marchant dans la vérité", "disciple de notre père Abraham".
D'autres guérim moururent pour la sanctification du Nom, et certains même se convertirent dans cette intention. Parmi les martyrs, en 1096, se trouvait un homme dont "la mère n'était pas juive". Avant de mourir pour la sanctification du Nom, il déclara : "Jusqu'à maintenant, vous me méprisiez". En 1264, Rabbi Abraham ben Abraham Avinou de Ichpurk fut brûlé vif à Augsbourg, pour avoir méprisé les dieux des nations et brisé des têtes de statues…il endura de grands tourments". Ce guer-tsédek fit du prosélytisme parmi les chrétiens et s'en prit aux symboles de la religion catholique. Des élégies furent composées en souvenir de sa mort par des grands de sa génération. Rabbi Mordékhaï, fils de Rabbi Hillel raconta sa conversion : "'Abraham partit'[56] vers la religion hébraïque, s'agrégea à la maison de Jacob[57] et se circoncit". Il rapporte comment les propos de ce guer contre la religion qu'il avait abjurée le conduisirent au supplice : " Il se faisait entendre dans toute la ville… et on le conduisit au bûcher". Un autre compositeur d'élégies évoque le courage dont il fit preuve jusqu'à l'heure de sa mort : "pur, il alla briser les idoles… il proclama aux nations la gloire du Créateur. 'Croire au crucifié?', dit-il, 'à Dieu ne plaise' ! Pour sanctifier le Nom, il s'avança comme le jeune marié vers sa fiancée". A Weissenbourg, En 1270, Rabbi Abraham ben Abraham de France fut brûlé vif. Moine estimé, il était le supérieur d'un ordre de moines "déchaussés". Après sa conversion, il dut fuir son pays : "il méprisa les idoles et vint s'abriter sous les ailes du Dieu éternel". En 1275 fut consignée la conversion de Robert de Harding, moine anglais appartenant à l'ordre des "prêcheurs."
Il est difficile aujourd'hui de connaître exactement l'ampleur du mouvement de conversions au Moyen Age. Les sources historiques ne rapportent que des cas isolés. Cependant la répétition même de cas similaires au fil des générations, les prédications et les mises en garde des dirigeants de l'Eglise contre la conversion au Judaïsme, leurs nombreux décrets et autres arrêts visant à prévenir ce danger, témoignent de la permanence du phénomène, même dans des proportions modestes. Certains chercheurs considèrent pourtant le mouvement de conversions au Moyen Age comme un processus d'une importance considérable, même du point de vue quantitatif. Ils expliquent les différences anthropologiques manifestes entre les diverses communautés juives, ainsi que la ressemblance de chacune d'entre elles avec le type ethnique local, par un apport non négligeable d'éléments ethniques extérieurs, qui se développa au moins pendant toute la première moitié du Moyen Age.
Bien que les gueré-tsédek soient peu nombreux, l'attitude fondamentale des Sages d'Israël du Moyen Age à l'égard de la conversion, ne changea pas : pour eux, c'est une démarche porteuse d'une signification religieuse profonde, et certains d'entre eux continuent à penser que la dispersion des Juifs parmi les nations a pour but l'intégration des guérim au peuple d'Israël[58]. Rabbi Moshé de Coucy (milieu du XIII°siècle), explique à ses coreligionnaires qu'ils ont l'obligation de bien se comporter avec les non juifs, car "tant que les juifs se montreront orgueilleux à l'égard des non juifs, qui désirera les rejoindre ?" (Séfer Mitsvoth Gadol, Commandements positifs 74). Rabbi Yishayahou HaA'haron di Trani permit d'enseigner aux non juifs les Livres des Prophètes et les Hagiographes. Ces derniers pourront y lire les paroles de consolation adressées à Israël, et peut-être pourront-ils trouver le bon chemin (Shilté Haguiborim sur Elfas Avoda Zara Ch.1).
[1] De la racine gour : habiter (au pluriel : guérim).
[2] Bête dont l'abattage rituel n'a pas rempli les conditions la rendant propre à la consommation (au pluriel : névéloth).
[3] Voir Rachi sur ce verset : "L'étranger résident (guer –toshav) : qui a pris l'engagement de ne pas se livrer à l'idolâtrie et qui peut manger la chair d'un animal mort autrement que par l'abattage rituel".
Le guer-toshav (au pluriel : guéré-toshav) s'engage à respecter les sept lois noachides.
[4] "Prosélytes justes" (au singulier : guer-tsédek). Le guer-tsédek accepte le joug des 613 commandements, alors que le guer-toshav s'engage uniquement à renoncer à l'idolâtrie et à respecter les sept lois noachides.
[5] Descendants d'Itor, fils d'Ismaël, vivant à Houran, en Mésopotamie.
[6] Lois juives (au singulier : halakha).
[7] Cf. Dt. 23, 3 – 5.
[8] Le tribunal.
[9] Voir aussi Isaïe 10, 12-13.
[10] Le roi Agrippas lit une mesure concernant le roi d'Israël (Dt. 17, 15) : tous les sept ans, pendant la fête de Soukoth, le roi faisait cette lecture publique de la Torah, stipulant qu'Israël ne doit pas se soumettre à l'autorité d'un roi étranger.
[11] Voir note 4.
[12] Littéralement : étranger de la porte.
[13] Voir note 2.
[14] L'une des quatre provinces de Bashan. Voir Flavius Josèphe (Antiquités juives IV 5. 3 ; La Guerre des Juifs II 6).
[15] Voir II R. 17, 24-27.
[16] Palmyre.
[17] 'Hayavé karète : coupables de 'Retranchement' du peuple d'Israël – jeu de mots entre Kéréthites (Crétois) et Karète (retranchement).
[18] Is. 44, 5
[19] Le royaume d'Adiabène se trouvait au nord de l'empire des Parthes, en Mésopotamie – l'actuel Kurdistan – La reine Hélène et ses fils se convertirent au Judaïsme quelques années avant la destruction du second Temple. D'après le témoignage de Flavius Josèphe, le royaume d'Adiabène vint en aide aux Juifs afin de soutenir leur lutte contre les Romains.
[20] Selon d'autres sources, Domitilla fut exilée sur l'île de Pontia.
[21] Pétra.
[22] Amora de la quatrième génération.
[23] Cf. Mékhilta, Mishpatim 99. Ces guérim abandonnaient le Judaïsme et retournaient à leur culte idolâtre.
[24] Cf. Lv. 19, 9-10.
[25] Cf. Dt. 24, 19
[26] Cf Lv. 19, 10 et 23, 22.
[27] La dîme du pauvre (maâser âni) remplace la seconde dîme (maâser chéni) la troisième et la sixième année du cycle de la chemita qui en comporte sept.
[28] C'est-à-dire que des Justes recevront leur salaire et les méchants leur châtiment non pas dans ce monde, mais dans le monde futur.
[29] Avant le décret de Rabban Yohanan ben Zakaï (T.B. Roch Hashana 31b), le guer devait mettre de côté l'argent correspondant au prix de deux colombes (un quart de Shekel), afin de disposer immédiatement de cette somme dès la construction du troisième Temple.
[30] Voir le commentaire de Maïmonide sur toshav au verset 45 et de R. Abraham ben Ezra sur le verset 49.
[31] Dt. 26, 15.
[32] Dt. 26, 6.
[33] T.B. Yébamoth 22a.
[34] Voir T.B. Qidoushin 73a. Un mamzer (au féminin : mamzérète) est un enfant né d'une union prohibée entraînant la peine de retranchement (la halakha se conforme à l'avis de Rabbi Shimon de Timna).
[35] Dt. 17; 15.
[36] Partisan inconditionnel de l'école de Shamaï – beth Shamaï, même si la halakha a tranché en faveur d'Hillel.
[37] Voir note 23.
[38] Shemoné Esré : "dix-huit bénédictions" ou Amida : partie principale de la prière.
[39] Ensemble d'enseignements des Tanaïm qui n'ont pas été incorporés dans la Mishna.
[40] Etrangers qui se convertirent par peur des lions (Cf. II Rois 17, 24 – 28).
[41] Etrangers qui se convertirent suite à l'interprétation d'un rêve.
[42] Comme au temps de Mordekhaï et d'Esther, ces étrangers se convertirent parce que "la crainte des Juifs s'était emparée d'eux" (Est. 8, 17).
[43] C'est à dire "une époque semblable à la nôtre".
[44] Autre explication d'après Rachi : tant qu'il ne s'est pas converti de son plein gré, tant que la conversion lui a été imposée.
[45] Cf. Jg. 5, 31.
[46] Dt 10, 18.
[47] Cf. Ex. 32, 4.
[48] Os. 2, 25.
[49] Dans le contexte, le mazal désigne 'l'âme', avant même qu'elle n'entre dans le corps.
[50] Voir note 19.
[51] Au sud de la Péninsule Arabique.
[52]Empereur Louis I° d'Aquitaine (fils de l'empereur Charlemagne), dit le Pieux (778-840).
[53] Rabbénou Yaakov (Rabbénou Tam, 1100-1171) était le petit-fils de Rachi.
[54] T.B. Qidoushin 70b.
[55] Auteur de poèmes liturgiques appelés piyyoutim (au singulier : piyyout).
[56]D'après Gn 12, 9.
[57] Cf. Is. 14, 1.
[58] Cf. Pessa'him 87b.